LES CANNES À MOUCHE de DANIEL BRÉMOND
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Outre sa façon de lancer sur la truite évoquée au début du chapitre « Études de profils », d’autres souvenirs et anecdotes.
Ses modèles de mouches étaient repérés par un code et non par un nom plus ou moins imagé. Pas de « Reine de Neublans » chez DEVAUX mais la célèbre A4. Sans aucun doute une approche des mouches exactes, même si ce qualificatif fait peur à certains pécheurs, fruit de ses observations journalières dans l’Ain, ses affluents autour de Champagnole et autres rivières de Franche-Comté. Exactes à tel point qu’un bon entomologiste bisontin, Michel HIVET, qui avait largement contribué à la première édition de « L’art de la Pêche à la Mouche » édité par Jean Paul PEQUEGNOT, avait publié, je crois me souvenir dans « Plaisirs de la pêche », un tableau précis de correspondance entre les mouches d’Aimé DEVAUX et les principales espèces d’éphémères aux différents stades de leur vie.
Son entreprise : comment imaginer une situation idéale à ce point ; dans une ancienne et vaste maison rue du Pont de l’Épée (c’est le pont de Champagnole le plus en aval et le plus ancien), l’atelier était éclairé par une vaste verrière avec vue plongeante sur l’Ain à 20 m ! Face à cette verrière plein ouest s’affairaient 5 jeunes femmes.
Chacune avait, à coté de l’étau, les provisions d’hameçons, de fil et de plumes, et les pinces à hackles tournaient vite sous la surveillance de Madame DEVAUX ! J’ai été sidéré par la durée de montage d’une mouche, sans doute moins d’une minute. J’ai tâché de m’en approcher pour mes propres modèles… Aimé DEVAUX avait en charge l’approvisionnement en matières premières, les expéditions. Objectivement, il disposait de pas mal de temps pour une tâche aussi essentielle que plaisante : celle d’expérimenter l’efficacité des modèles qu’il avait créés !
Son inventivité : j’ai eu la grande chance qu’il m’explique le montage de deux modèles de mouches qu’il gardait pour lui et ne vendait pas. C’est certainement lui l’inventeur, car c’était avant 1975, d’un montage de nymphe lestée autrement que par les habituels enroulements de fils de cuivre ou de plomb.
Sa méthode consistait à habiller l’hameçon par un fuseau lâche de fil de cuivre très fin, les tours étant non jointifs et croisés tels les brins de rotin d’un mannequin qui donnent le volume du corps, puis avec un fer à souder, de noyer le tout avec de la soudure. Suivant la quantité déposée, la surface pouvait rester irrégulière ou lisse comme un fuseau argenté. On pouvait, si besoin, la retravailler à la lime à métaux.
Fabriquer des mouches avec un fer à souder et une lime, comme déjà dit avant 1975, n’a-t-il pas été le premier à y penser ? J’ai usé et abusé de sa méthode...
En 1976, année de grande sécheresse, avec des nymphes sur hameçon 18, le calme des eaux m’avait permis de pêcher à vue très profond et de prendre ma première truite passant le kg sur du 10 centièmes. Inutile de dire qu’il fallait aider la soie à se dévider au plus vite pour seulement accompagner la fuite du poisson ! J’ai aussi utilisé des modèles super lourds sur hameçon 10, des projectiles dangereux à lancer. Une technique, dérivée du lancer roulé, consistait à déployer une boucle petit à petit en gardant la nymphe dans la main, et à ne la lâcher qu’au dernier moment. Grâce à cette technique j’ai capturé de très beaux ombres dans un fort et profond courant de la Loue en aval de Cléron.
L’autre modèle hors commerce était une mouche de nouveau sur hameçon 18 avec un corps en soie jaune et un simple tour d’une toute petite plume de couverture d’aile de bécasse. (Aimé DEVAUX était aussi bécassier. J’ai le souvenir d’une tranche de terrine qu’il nous avait offerte, particulièrement parfumée…). C’est une évocation d’éphémerella ignita qui passe de l’état de nymphe à celui de subimago avec les ailes encore chiffonnées.
Je me souviens de l’étonnement d’un sympathique couple de suisses, accompagnés de leur jeune garçon, auxquels j’avais servi de guide de pêche, quand ils ont constaté l’efficacité de cette mouche informe. Sur l’Ain, dans un courant rapide et profond en aval de Champagnole, j’avais osé poser cette chose invisible qui avait pourtant été repérée et gobée par un bel ombre !
Les années ont passé. Tant les nymphes « soudées » que les mouches plates avec un tour de plume de bécasse sont du domaine public mais elles ont bien été inventées quelque part.
Autre invention : l’élevage d’ombres en liberté ! Aimé DEVAUX m’avait montré la photo de la plus belle pêche d’ombre imaginable. Un record du monde ? Dix ombres dont plusieurs dépassaient le kg. Il avait pour ce faire capturé de petits ombres qu’il avait relâchés dans une cuvette de l’Ain, à Sirod, au dessus des pertes, dans un endroit connu de lui seul où il les avait péchés, on peut presque dire récoltés, plusieurs années après ! Et encore, pourquoi « seulement » 10 ? Parce que c’était la limite du nombre de prises journalières !
Voilà de bons souvenirs. Un autre plus mélancolique : quelques mois avant le décès d’Aimé DEVAUX, Yves RAMEAUX, son ami de longue date, l’avait invité avec son épouse et la mienne à pique-niquer à la confluence de l’Ain et de l’Angillon, lieu vaste et lumineux dit « Le gros buisson ». Au cours du repas, une heure souvent propice, des truites ont commencé à gober. Mais Yves RAMEAUX et moi avions déchaussé les waders[1]Note [1] – Pour les non initiés : Pantalons de pêche étanches, permettant d'entrer dans l'eau jusqu'au-dessus de la ceinture. et restions contemplatifs. Aimé DEVAUX nous a vertement remonté les bretelles. Nous n’étions que des amateurs !
Je ne sais si les lecteurs de ces lignes ressentiront le coté exceptionnel de sa vie d’homme libre pouvant satisfaire ses passions sans sacrifier sa famille. Est-ce encore possible de vivre confortablement en France en exploitant, sans la détruire, la richesse biologique des eaux douces ?
Aimé DEVAUX était conscient des menaces sur ce qui était, comme pour beaucoup d’entre nous, sa joie de vivre : la qualité des rivières de Franche-Comté. La joie de vivre mais aussi la richesse économique pour les gîtes, les campings, les hôtels et les restaurants.
Il m’avait montré son cachet postal sur lequel était écrit : « Rectifications en amont, crues en aval » qui dénonçait la destruction mécanique de tant de cours d’eaux, sans doute pire que les pollutions chimiques, certes terribles, mais dont la majorité est réversible. Une liste de cours d’eaux massacrés : L’Angillon, une partie du cours de la Lemme, le Petit Lison vers Lemuy, bien petit comme son nom l’indique mais où avait été pêchée une truite passant les 2 kg ! La Serpentine dans le Val de Nozeroy. Rectifier la Serpentine, il faut oser le faire ! Et toute la basse vallée de la Loue, jusqu’à sa confluence avec le Doubs en aval de Dole. Les anciens dolois évoquent avec des larmes dans les yeux le paradis de la zone des Goubots en aval de Parcey avec son labyrinthe de multiples bras et trous d’eaux et son exceptionnelle richesse piscicole : des truites, des ombres, des brochets…. des lottes ! Quelques travaux sont faits pour reméandrer, qui ne représentent pas le millième des destructions antérieures. J’y reviendrai.
Si les témoignages sur Aimé DEVAUX ne manquent pas, je n’ai rien trouvé sur Jean PRUDENT sauf des annonces de ventes de ses moulinets qui sont à juste titre très recherchés. Toutefois, un article est paru dans une revue de pêche lors de son décès.
Jean PRUDENT avait commencé sa carrière professionnelle comme ouvrier mécanicien chez PANHARD à la Porte d’Ivry et l’a terminée comme garagiste à Felletin où coule la Creuse. On verra que son activité professionnelle n’est pas sans lien avec la conception de ses moulinets.
Il était plus qu’un habile mécanicien, un vrai "homo faber" : « doué de la faculté de fabriquer des objets », mais déjà de les concevoir, ainsi que les outils pour les fabriquer. Passionné par la pêche à la mouche, c’est tout naturellement qu’il a décidé de construire ses propres moulinets, avec deux idées de base : la légèreté et le silence de fonctionnement.
La légèreté.
Le moulinet horizontal N° 149 construit en 1985 avec une bobine de 80 mm de diamètre et une largeur de 18,5 mm pèse 71 g.
Jean PRUDENT usinait ses moulinets au tour dans des tronçons de profilés cylindriques d’alliage 2017A ex AU4G ex Duralumin, qui rentre dans la catégorie des alliages légers, le composant principal étant l’aluminium, avec des ajouts qui améliorent nettement les qualités mécaniques. Il est toujours utilisé dans l’aviation. Sa masse volumique est 2 680 kgm-3
Vous avez ci-dessous le dessin en coupe d’une des deux bobines du N° 149. Les épaisseurs de métal après usinage sont tellement minces que j’ai été obligé de le tracer à l’échelle 2 pour qu’on puisse distinguer les traits. Le tronçon dans lequel est taillée la bobine pèse au départ 249 g pour 31 g à la fin ! De la dentelle !
Une des deux bobines du moulinet horizontal N° 149, de 1985. Masse 31 g (masse totale de 71 g). Selon mon souhait celle ci n'a pas de manivelle. On rembobine comme on téléphonait en plaçant les doigts dans les larges ouvertures de sa face avant. C'est mon « 22 à Asnières » !
À la question que j’avais posée à Jean PRUDENT des moyens de travailler de si fines épaisseurs, il m’avait expliqué qu’il avait dû fabriquer des mandrins de reprise, des pièces qui soutiennent le métal pour qu’il ne se déforme pas au cours de l’usinage. Une première subtilité ...il y en aura d’autres !
Au départ Jean PRUDENT usinait au tour une sorte de boite plate, ouverte :
Les dimensions, pour ce N° 149 horizontal sont : diamètre extérieur 89 mm, diamètre intérieur 80,6 mm, épaisseur 23,5 mm. L’axe de 9 mm de diamètre sur lequel va tourner la bobine est usiné dans la masse. La masse d’AU4G initiale est de 392 g. La cage terminée avec le frein complet et ses axes, plus le pied, pèse 40 g. L’épaisseur du fond n’est que de 1,2 mm. Cette pièce aussi devait être soutenue par des mandrins de reprise. Une bobine de 80 mm de diamètre logée dans une cage de diamètre intérieur 80,6 mm, ne laisse que 0,3 mm de jeu, ce qui exige un parfait alignement des axes des deux pièces car toute erreur de centrage sauterait aux yeux. Sur tous les moulinets de Jean PRUDENT, c’est parfait, même s’il y a deux bobines.
Mais la cage n’est pas seulement une boite plate. La partie cylindrique est largement ouverte ne conservant, par exemple sur le N° 149, que quatre entretoises, deux droites et deux avec un arrondi pour des sorties en douceur de la soie pour droitier ou gaucher.
Croquis à venir
Et là comment faire ? J’imaginais malcommode l’usage d’une fraiseuse. Eh bien non, Jean PRUDENT travaillait à la lime ! A chaque fois que je l’explique, c’est la surprise. On ne peut que rester bouche bée quand on constate la précision de son travail.
Une fois la prouesse réalisée, on comprend pourquoi Jean PRUDENT n’a pas déposé de brevet : qui pouvait l’imiter ? On comprend aussi pourquoi il n’a pas eu de successeur...
Des moulinets silencieux.
Sur un moulinet manuel il y a la nécessité d’empêcher avec un frein que la bobine ne s’emballe quand on tire sur la soie. La majorité est équipée du système roue dentée/cliquet comme les luxueux modèles de Hardy, qui a le mérite d’avertir l’entourage que l’on tient un beau poisson : « Oui, c’est bien mon frein qui chante ! ». Mais encore faut-il le prendre !
Et pour ceux qui ont le triomphe modeste, le silence est un réel avantage (Voir plus loin l’anecdote « Sur le silence du frein »).
Il y a heureusement bon nombre de moulinets silencieux qui utilisent un système voisin du très très ancien et bien nommé “ Silentreel ” de Pezon et Michel : une rondelle sur laquelle on vient serrer plus ou moins la bobine.
Jean PRUDENT a eu une autre idée : un frein à tambour, comme pour une roue ! Pour ma part je suis convaincu qu’il est le premier à avoir eu cette idée pour un moulinet et je crois qu’il est resté le seul.
Outre le silence, le frein à tambour présente d’autres avantages :
Sur le silence du frein : un auteur halieutique reconnu avait eu la bonne idée d’affirmer que les bruits extérieurs ne se propageaient pas dans l’eau ou, tout au moins, que les poissons ne s’en souciaient pas ; que seules les vibrations de nos pas risquaient de les inquiéter ! C’était certainement un ami ...des poissons car il n’en est rien, ils entendent aussi bien que nous quand on nage sous l’eau.
Une anecdote à ce sujet : Lors d’une de ses invitations sur son petit parcours sur la Loue à Maizière, Jean Paul PEQUEGNOT m’avait déconseillé une zone calme, ombragée, avec une berge rocheuse verticale qui réverbérait les sons, peu profonde, 60 cm d’eau sur une grande dalle calcaire, où de belles truites circulaient lentement et gobaient quelques insectes morts : « Celles là, on ne peut pas les prendre ! ». Je lui ai prouvé le contraire en respectant deux précautions : ne pas faire de vagues, ne pas faire de bruit. J’avais un simple Silentreel de P & M alors qu’il utilisait ces si jolis moulinets Hardy avec leur diabolique cliquet, un signal d’alarme pour les truites éduquées de la Loue qu’elles comprennent comme « Attention, il est là ! ».
Mouches peu fournies en longues fibres gris naturel pour les truites en maraude dans les calmes
J’avais aussi une mouche à la collerette peu fournie, en longues fibres gris naturel, corps rouge et le restant même gras ou mouillé, la soie étant enroulée sur un tinsel[3]Note [3] – Pour les non initiés : Fil avec lequel on fabrique les mouches pour la pêche, le tinsel possède généralement des couleurs vives et variées. doré, qui se posait doucement et à plat sur l’eau. Ce jour là, Jean Paul PEQUEGNOT a pris quelques beaux poissons en pêchant les courants, dans des zone ouvertes où bruits et vagues ne gênaient pas, mais cette question du silence du moulinet a peut être fait son chemin car c’est justement lui qui m’a mis en contact avec Jean PRUDENT.
Des moulinets inusables.
Outre la légèreté et le frein silencieux à tambour qui relèvent de la conception qu’avait Jean PRUDENT d’un moulinet idéal, il s’était préoccupé de leur résistance à l’usure. Bien longtemps avant que l’expression ne devienne rabâchée, il fabriquait des « moulinets durables » ! Et pour cela, son choix de l’AU4G a été judicieux. Outre les qualités déjà citées, cet alliage se prête bien à l’oxydation anodique dure, un traitement de surface qui la rend extrêmement résistante aux frottements mais aussi dotée de bonnes qualités en friction.
Elle consiste à renforcer par électrolyse la couche d’alumine (oxyde d’aluminium \(\small Al_{2} O_{3}\)) extrêmement stable et résistante qui protège spontanément les pièces en aluminium, métal hautement combustible. La couche d’alumine artificiellement épaissie, peut être colorée (premiers moulinets champagne, noir ensuite). Et elle résiste aussi bien que d’épaisses couches de chrome aux frottements répétés de la ligne, mais aussi de celui du patin de frein dans le tambour.
Si l’idée parait évidente cela n’a pas été un choix facile pour Jean PRUDENT car les entreprises concernées traitent des séries de milliers de pièces. Il m’avait expliqué que seuls des liens amicaux lui avaient permis d’obtenir d’une d’entre elles qu’elle accepte de recouvrir ses moulinets de leur couche protectrice, de loin en loin, quand quelques uns étaient prêts !
Le résultat c’est que le premier qu’il m’a fabriqué en 1981 dont je ne peux compter les heures d’usage ne montre aucune trace d’usure.
Évolution de la production.
Un concepteur comme Jean PRUDENT ne pouvait pas reproduire indéfiniment un modèle figé.
Pour ma part, j’ai été témoin de deux modifications importantes : la première concerne le frein, devenu plus facile à régler.
Sur mon moulinet de 1981 : deux biellettes, ressort à boudin. Système élégant mais le réglage exige un tournevis.
Sur les suivants, en 1985 et 1987, on agit sur une molette.
La deuxième modification concerne l’axe de la bobine. Sur le moulinet de 1981, l’axe en acier chromé est rivé sur la cage. Sur les 132 et 149 de 1985, l’axe est tourné dans la masse, il est même creux ! La protection anodique suffit à le protéger (voir photos précédentes). Il pivote dans un mince palier en nylon.
Jean PRUDENT acceptait des commandes originales. Pour Jean Paul PEQUEGNOT il a fabriqué des moulinets pour pêcher le saumon qui ont dû lui poser des problèmes particuliers du fait de la combativité des captures ! Pour ma part, les N° 132 et 149 sont horizontaux et peut-être les seuls qu’il ait produits ? Ce qui assure le minimum d’angle à la sortie de la ligne mais c’est un peu moins commode pour rembobiner.
Le N° 185 de 1987, vertical, conjugue la nouveauté et le rétro : la largeur de l’intérieur de la bobine n’est que de 14,5 mm contre 16 mm habituellement. La soie s’enroule mieux. Il y a deux courtes manivelles au lieu d’une : pas de balourd en rotation. Un seul axe de frein car je suis gaucher. Mais j’ai choisi un axe chromé, dans un palier en bronze et j’assume ses 102 g ! Les deux manetons de la bobine et la molette de réglage du frein sont en palissandre me semble-t-il. Là c’est un bon choix !
Texte à venir...